
Il y a trois ans, j’écrivais : « Jamais la question du corps, qui est le cœur de mon travail, n’aura été si intensément traversée pour moi. A ceux-elles qui diraient que vie personnelle et vie professionnelle se doivent d’être religieusement séparées, je rétorque que la portée, la mise au monde et l’accompagnement d’un nouvel être humain sur terre est l’expérience physique, psychique et émotionnelle la plus intense et transformatrice qu’il soit. »
Je venais d’accueillir mon premier enfant.
Aujourd’hui ces mots ont tout autant de sens. J’ai accueilli mon deuxième enfant.
D’abord l’expérience, tout aussi puissante et une nouvelle fois transformatrice, vient tout de même à la fois questionner différemment mon rapport à l’entreprenariat, et également remanier les intentions profondes de ma pratique.
Et puis quelque chose en moi a besoin de casser les discours normatifs et de remettre de la lumière sur une profonde métamorphose qui devrait pouvoir sortir de la terrible banalité dans laquelle elle est sociétalement plongée, à savoir celle de « juste » être devenu parent, et particulièrement celle de mère ayant porté des enfants. Ma volonté est la réappropriation des savoirs physiologiques, des processus qui sous-tendent nos états. Aller vers la clarté de nos corps et de leurs messages, et revendiquer un état -celui du post-partum qui, non, ne dure pas 3 mois mais jusqu’à 3 ans- nécessaire.
Aussi dans cette article je vous livre mes perceptions, à la fois intimes et si communes avec d’autres mères. Cela parle de ce qui a profondément été transformé, dans la matière du corps, dans la construction psychique et dans la portée de mes intentions. Cet article a pour but de mettre de l’éclairage sur un processus physiologique, neurologique, psychique et comportemental extrêmement profond et loin d’être anodin. Par le prisme de mon expérience, qui par définition, m’est propre. A chacun.e d’en laisser résonner -ou pas- les échos.
Un soi d’avant… et un soi d’après.
Un corps littéralement traversé et transformé dans sa matière. Un corps qui a traversé des sphères profondes et lointaines, de l’état de fusion absolument enivrante à celle d’avoir intérieurement rencontré la mort dans la naissance. Un corps alors qui ne part plus de la même place, qui ne parle plus de la même place.
Un corps qui n’est plus complètement à moi. Sa structure a changé, l’armature de son squelette, notamment du bassin, siège de notre capacité à prendre des directions dans la vie. Un corps qui n’est plus complètement à moi, que je dois partager jour et nuit, entre un bébé qui s’y colle toutes les deux heures et un plus grand qui grimpe dessus pour jouer ou s’y essuie pour moucher son nez. Mes perceptions corporelles sont constamment mêlées au contact de mes enfants, parfois jusqu’à ne plus ressentir sa distinction. L’ipséité corporelle (la sensation que notre corps est bien le nôtre) s’est modifié tout au long de la grossesse par l’harmonisation intéroceptive (perception de notre état interne et de ses mouvements) (1) afin d’intégrer le fœtus comme faisant partie de nous. De mon expérience, ce phénomène de sensation d’être « en corps » encore ensemble, se poursuit manifestement dans le post-partum, tel un vécu de porosité dans les frontières de la peau. Cela n’est donc pas sans conséquence dans la sensation d’être soi.
Une reliance à une base primitive de développement, à des besoins mammifères hors d’un langage parlé. Tenter de décrypter ce langage hors des mots, un langage du sensible, de la perception fine, auquel on accède en acceptant de laisser aller en soi-même ce caractère animal, naturel, ce caractère de ce qui est juste vivant, de ce qui se trame en dessous de la conscience du cortex frontal. En cela, cette reliance est un apprentissage très profond et demande de venir laisser se faire l’écho en soi-même du tout-petit que nous avons été. Notre corps sait, notre corps a su, a été aussi comme ça. Il a été accompagné ou délaissé, libéré ou contraint, de ses tentatives, des ses mouvements, de ses explorations. Et là vient se poser la grande trame générationnelle avec le poids, ou la légèreté, de ce qui nous a été transmis.
Un système nerveux sursollicité qui doit trouver des micro-espaces de régulation afin de répondre au besoins de régulation (équilibre interne physiologique et psychique) intenses et permanents qu’impose l’état de petit enfant. Atteindre sa capacité intérieure à absorber les charges tout en restant soi-même régulé. Parfois la capacité est atteinte de par le manque de ressources lui permettant d’être une capacité fluide, suffisamment forte (comment peut-elle l’être lorsque l’organisme ne peut pas suffisamment dormir, quand les douleurs persistent, quand le système nerveux est sans cesse en état d’alarme des pleurs perçus ?). Être soi-même dérégulé (déséquilibre entre l’état interne et la réponse, entre l’état interne et la capacité) et devoir co-réguler (s’appuyer sur sa propre régulation interne afin que l’autre puisse se réguler, processus en partie automatique du système nerveux) un bébé. Impossibilité d’alimenter ma capacité à contenir mes propres sensations et celles de mon bébé en même temps (cette fameuse fonction de pare-excitation transcrite notamment au champ de la psychologie et de la psychomotricité). Impossibilité de faire retour en soi pour ouvrir cette capacité à laisser circuler. Cet état amène à un état de corps profondément tétanisé et littéralement épuisé. A un système nerveux dans l’incapacité de revenir à un mode régulé, d’ouverture à soi et à l’autre, à la communication, aux réponses ajustées à la situation présente. Il se trouve que les modifications cérébrales durant la grossesse et en post-partum amènent à une plus grande sensibilité aux signaux de menace (2) (ce qui semble naturel dans une logique de préservation de l’espèce).
Alors. Amener mon système nerveux à réinterpréter l’inconfort pour ne pas l’associer à une mise en danger, au sens archaïque de nos schèmes de réponse. En même temps que de rester en vigilance quant au dépassement réelle de cette capacité. Osciller entre ces états. Besoin d’un témoin, d’un espace de dépôt pour y mettre la vision nécessaire. C’est un processus long, coûteux, qui nécessite absolument l’aide de la communauté.
Faire corps avec son enfant. Sensation de n’être pas entière sans lui. Désir et besoin d’être en contact. Le phénomène d’intéroception maternelle (processus progressif lié à la présence du bébé dans notre ventre) reconstruit le réseau de perceptions sensorielles et trace de nouveaux chemins neuronaux (sans cela, le bébé serait rejeté par notre organisme, ou invisibilisé) (3).
Un remaniement identitaire impensable avant. Où sont les rites de passages, les accompagnements symboliques pour soutenir cette naissance d’une mère ? Par où peut-on sortir du discours normatif d’avoir « juste » des enfants ? Les identités deviennent multiples, laquelle passe en premier ? Les identités, ça ne se punaise pas les unes à coté des autres sur le mur du salon. Qui, quoi, nous aide à soutenir ce tissage ?
Une attention toujours branchée à mes enfants, à leur sécurité, à leurs corps. Travailler dans le lit cabane de mon aîné parce que je partage mon bureau avec le lit de bébé qui dort. Passer un coup de téléphone, faire mon prévisionnel tout en tirant mon lait. Être en appel pro avec bébé au sein. Entendre bébé pleurer quand je suis dans mon bureau, être saisie, ne plus réussir à me concentrer. Avoir un temps nécessairement réduit de travail, d’exploration, de réseautage.
Une entrée dans d’autres mondes émotionnels qui est brutale, inconnue, incroyable. « La maternité, c’est le sublime et l’aliénation » (4). L’intéroception maternelle, les vécus de sortie de corps, la violence d’être traversée, le système endocrinien qui modifie profondément nos pensées et nos comportements.
Oui, alors oui. Il y a un soi d’avant… et un soi d’après.
Ces expériences, ces traversées ont modifié en profondeur l’endroit d’où je parle, de la matière avec laquelle j’accompagne et je transmets. Elles ont altéré une certaine disponibilité, une énergie et bouleversé les équilibres internes. Et puis. Elles ont décuplé certaines perceptions et mis une profondeur sans précédent dans la compréhension de certains états de corps et états psychiques.
Mon propos n’est ni la plainte, ni le regret. Bien au contraire. Il serait plutôt l’envie de sortir une immense banderole faite de fleurs, de joie, de sang et de larmes, avec le désir profond de sublimer la puissance de cette transformation, qu’elle soit sociétalement reconnue, avec la réalité crue de ses souffrances et par conséquent, de mettre la lumière sur la transformation profonde que cela amène dans nos entreprenariats.
Nos matrescences ont un impact sérieux sur nos entreprenariats, et profondément, sur notre rapport au monde. Que cela ose se dire, se voir.
Mon intention est que d’autres mères reprennent le pouvoir du dedans. Que d’autres mères entrepreneuses osent prendre la parole, osent faire quelque chose de cette réalité dans leur façon de travailler et poser leur cadre. Mon intention est que la normalisation redevienne exception. Que nos matrescences transforment avec fierté nos entreprenariats.
Pour l’inspiration, pour la sororité, pour reprendre le pouvoir sur nos maternités :
(1) (2) (3) Livre « Dans le cerveau des mamans », Hugo Bottemanne et Lucie Joly
(4) Livre « Ceci est mon post partum », Illana Weizman
Livre « Le Corps d’après », Virginie Noar
Podcast « La Matrescence » de Clémentine Sarlat
Podcast de Charlotte Bienaimée « Le pouvoir des mères » https://www.arteradio.com/son/le_pouvoir_des_meres
Festival Very Bad mothers et son docu https://www.kubweb.media/page/very-bad-mother-camille-lancry/
Podscast « In utero », saison 1&2 https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/serie-in-utero-saison-1
et tellement d’autres…
Mères, à vos partages… !